Les jeux vidéo en monde ouvert ont transformé notre rapport à la narration vidéoludique. Au-delà des dialogues et des cinématiques, ces univers communiquent leurs histoires à travers leurs paysages, leurs architectures et leurs écosystèmes. Cette approche, baptisée narration environnementale, permet aux développeurs d’immerger les joueurs dans des mondes cohérents où chaque élément raconte une histoire. Des ruines mystérieuses de Skyrim aux paysages post-apocalyptiques de Fallout, l’environnement devient un narrateur silencieux mais éloquent. Comment ces mondes ouverts utilisent-ils leurs décors pour raconter des histoires? Quelles techniques permettent de créer des univers qui parlent d’eux-mêmes? Examinons comment la narration environnementale façonne notre expérience des open worlds.
L’art subtil du « environmental storytelling »
La narration environnementale représente une forme de communication narrative où l’espace de jeu lui-même devient le médium du récit. Contrairement aux méthodes narratives traditionnelles, cette approche ne dit pas explicitement au joueur ce qui s’est passé, mais lui permet de le déduire en observant et en interprétant son environnement. Cette méthode narrative a été popularisée par des studios comme Valve avec Half-Life, où les joueurs découvrent l’histoire de Black Mesa à travers les détails disséminés dans les laboratoires abandonnés.
Dans les mondes ouverts, cette technique prend une dimension particulière. Le joueur n’est pas guidé linéairement à travers ces indices environnementaux mais peut les découvrir dans l’ordre qu’il souhaite, créant ainsi sa propre expérience narrative. Red Dead Redemption 2 illustre parfaitement cette approche: en explorant une cabane isolée dans les bois, le joueur peut découvrir un journal intime, des objets personnels, et reconstruire l’histoire tragique de ses habitants sans qu’aucune quête ne l’y oblige.
Cette narration fonctionne grâce à plusieurs mécanismes cognitifs. Notre cerveau est naturellement programmé pour chercher des motifs et créer du sens à partir d’éléments disparates. Face à un squelette près d’une lettre d’adieu dans Fallout 4, nous construisons instantanément une histoire. Ce processus, que les psychologues appellent l’apophénie, est exploité par les concepteurs de jeux pour créer des micro-récits que les joueurs assemblent eux-mêmes.
Les différents niveaux de narration environnementale
La narration environnementale opère à plusieurs niveaux de lecture:
- Le niveau explicite: objets directement liés à l’histoire (notes, journaux, enregistrements audio)
- Le niveau implicite: disposition des objets, traces de lutte, sang sur les murs
- Le niveau symbolique: architecture, choix de couleurs, motifs récurrents
- Le niveau systémique: comportement de l’environnement et des PNJ
Dans The Witcher 3, ces niveaux s’entremêlent constamment. Un village abandonné raconte son histoire à travers ses maisons effondrées (niveau explicite), des traces de combats (niveau implicite), l’omniprésence de symboles religieux détournés (niveau symbolique) et la présence de monstres nécrophages attirés par la mort (niveau systémique).
Les développeurs de mondes ouverts doivent relever un défi particulier: créer des environnements qui racontent des histoires sans interrompre le gameplay. FromSoftware a perfectionné cette approche dans Elden Ring, où presque toute la profondeur du monde est communiquée à travers l’environnement et le placement d’objets, permettant aux joueurs d’ignorer complètement cette couche narrative s’ils le souhaitent, sans que cela n’affecte leur progression.
L’architecture comme témoin du temps
Dans les jeux en monde ouvert, l’architecture ne se contente pas d’être un simple décor. Elle devient un véritable témoin du temps qui passe, racontant l’histoire des civilisations qui ont habité ces espaces virtuels. Les bâtiments, ruines et monuments servent de marqueurs temporels, permettant aux joueurs de lire l’histoire du monde à travers ses constructions.
Horizon Zero Dawn utilise brillamment cette stratégie narrative. Le jeu présente un monde post-apocalyptique où coexistent des ruines futuristes de notre civilisation et les constructions primitives des tribus qui ont émergé après la chute. En explorant une ancienne tour de bureau envahie par la végétation, le joueur comprend visuellement le passage du temps et la chute d’une civilisation technologiquement avancée. Cette juxtaposition architecturale raconte silencieusement l’histoire du monde sans recourir à de longs exposés.
Les développeurs de Assassin’s Creed ont fait de l’architecture historique leur signature. Dans Assassin’s Creed Origins, l’Égypte ancienne prend vie non seulement à travers ses monuments emblématiques comme les pyramides, mais aussi par la coexistence de styles architecturaux égyptiens, grecs et romains qui témoignent des différentes périodes d’occupation et d’influence culturelle. Chaque quartier d’Alexandrie raconte une histoire différente selon qu’il présente une architecture hellénistique ou des influences locales.
La stratification temporelle
Un concept fondamental dans la narration architecturale est celui de stratification temporelle. Les développeurs créent des environnements où plusieurs époques sont visibles simultanément, comme des couches géologiques exposées. Dans The Elder Scrolls V: Skyrim, les ruines dwemers (civilisation naine disparue) sont souvent partiellement recouvertes ou réutilisées par des constructions nordiques plus récentes, racontant visuellement comment les civilisations se succèdent et s’adaptent.
Cette superposition temporelle s’observe parfaitement dans Dark Souls, où le château d’Anor Londo présente différentes phases de construction et de délabrement. Les joueurs attentifs peuvent déduire l’âge approximatif de chaque section en observant les styles architecturaux, les matériaux utilisés et l’état de conservation des structures.
L’architecture communique également les valeurs et l’organisation sociale des civilisations fictives. Les imposantes citadelles de Dragon Age: Inquisition reflètent les relations de pouvoir et les divisions sociales du monde de Thédas. Dans les quartiers nobles, l’architecture ornée contraste avec les constructions utilitaires des quartiers pauvres, racontant l’histoire des inégalités sociales sans qu’un seul mot ne soit prononcé.
La façon dont un bâtiment s’est dégradé raconte aussi une histoire. Une structure qui s’est effondrée suite à un incendie suggère un événement violent, tandis qu’une érosion progressive évoque un abandon lent. Dans Metro Exodus, les différents types de dégradation des bâtiments soviétiques permettent aux joueurs de déduire si les lieux ont été abandonnés avant ou après l’apocalypse nucléaire, ajoutant une couche supplémentaire de compréhension du monde.
La nature comme narratrice dynamique
Au-delà des structures bâties par l’homme, les éléments naturels dans les mondes ouverts jouent un rôle narratif fondamental. La végétation, la géologie, la météo et les écosystèmes ne sont pas de simples éléments esthétiques mais des outils narratifs puissants qui communiquent l’histoire et l’état du monde virtuel.
Dans The Last of Us Part II, la nature reprenant ses droits sur Seattle raconte silencieusement l’effondrement de la civilisation humaine. Les gratte-ciels envahis par la végétation, les rues transformées en marécages et les cerfs se promenant dans les centres commerciaux abandonnés illustrent le recul de l’humanité face aux forces naturelles. Cette végétation n’est pas distribuée au hasard: sa densité et son type varient selon la durée d’abandon des différents quartiers, racontant ainsi l’histoire chronologique de l’évacuation de la ville.
Les développeurs de Ghost of Tsushima ont utilisé la nature comme indicateur de l’état spirituel de l’île. Les zones sous contrôle mongol se caractérisent par des paysages brûlés et désolés, tandis que les territoires libérés par le protagoniste retrouvent progressivement leurs couleurs vibrantes et leur végétation luxuriante. Cette transformation visuelle communique non seulement la progression du joueur mais raconte aussi l’impact culturel et spirituel de l’invasion mongole sur l’île japonaise.
Écosystèmes et chaînes alimentaires comme narration
Les jeux les plus sophistiqués utilisent les interactions entre espèces pour raconter l’histoire d’un environnement. Dans Red Dead Redemption 2, l’écosystème minutieusement simulé permet aux joueurs d’observer comment la présence ou l’absence de certains prédateurs affecte toute la chaîne alimentaire. Une zone où les loups ont été exterminés par les chasseurs verra une prolifération de cerfs, modifiant visiblement le paysage par le surpâturage, racontant ainsi l’histoire des relations entre colons et nature sauvage.
La géologie elle-même devient narrative dans des jeux comme Death Stranding. Les formations rocheuses inhabituelles et les paysages déformés racontent l’histoire d’un cataclysme qui a bouleversé non seulement la société humaine mais la structure même de la planète. Les cratères mystérieux disséminés dans le paysage invitent les joueurs à s’interroger sur leur origine, créant une tension narrative qui trouve sa résolution au fil de l’exploration.
Les cycles météorologiques contribuent également à la narration environnementale. Dans Zelda: Breath of the Wild, les orages fréquents sur certaines montagnes ne sont pas aléatoires mais liés à la présence de divinités courroucées. Le joueur attentif peut ainsi déduire la présence d’éléments narratifs importants simplement en observant les patterns météorologiques avant même de rencontrer explicitement ces éléments d’histoire.
Même la faune participe à cette narration silencieuse. Dans Fallout 76, la mutation des animaux et leur répartition géographique racontent l’histoire des différentes concentrations de radiations et expérimentations génétiques qui ont eu lieu avant l’arrivée du joueur. Une forêt peuplée de créatures particulièrement monstrueuses suggère la proximité d’un ancien laboratoire de recherche, incitant le joueur à explorer davantage pour découvrir cette micro-histoire.
Les objets comme fragments de récits
Dans les mondes ouverts, les objets disséminés dans l’environnement constituent peut-être les éléments narratifs les plus directs et personnels. Chaque artefact abandonné, chaque note griffonnée à la hâte, chaque photographie jaunie raconte une histoire intime qui, mise en relation avec d’autres éléments, contribue à tisser la tapisserie narrative du monde.
La série Fallout excelle particulièrement dans cet art de la narration par les objets. Dans Fallout 4, une peluche d’ours placée près d’un petit squelette dans un abri anti-atomique raconte silencieusement la tragédie d’un enfant mort pendant l’apocalypse nucléaire. Ces micro-récits, que les développeurs appellent parfois des « vignettes environnementales », créent une connexion émotionnelle immédiate sans recourir à des dialogues ou des cinématiques.
Les objets ne racontent pas seulement des histoires individuelles mais peuvent illustrer des phénomènes sociaux plus larges. Dans Cyberpunk 2077, les différents modèles d’implants cybernétiques trouvés dans les quartiers riches et pauvres de Night City racontent l’histoire des inégalités sociales et de la stratification économique. Les implants luxueux des quartiers corporatifs contrastent avec les prothèses de fortune des bidonvilles, illustrant visuellement la fracture sociale du monde dystopique.
La disposition significative
La manière dont les objets sont arrangés dans l’espace crée du sens. Dans BioShock, une scène mémorable montre des corps enlacés dans une chambre inondée, avec une bouteille de pilules renversée à proximité, racontant sans mots l’histoire d’un suicide commun face à l’horreur de Rapture. Cette technique, que les designers appellent « mise en scène environnementale », transforme des objets ordinaires en puissants vecteurs narratifs par leur simple juxtaposition.
Les objets peuvent aussi fonctionner comme des marqueurs chronologiques. Dans Metro Exodus, la présence d’objets soviétiques, puis post-soviétiques, puis fabriqués après l’apocalypse permet aux joueurs de dater approximativement l’abandon des différents lieux. Cette stratification temporelle des artefacts crée un sentiment de profondeur historique qui enrichit l’immersion.
Certains jeux utilisent les collections d’objets comme fil narratif. Control présente des « objets altérés » aux propriétés surnaturelles, chacun accompagné de rapports détaillant leur découverte et leurs effets. Cette collection d’artefacts étranges construit progressivement une mythologie complexe que le joueur assemble comme un puzzle au fil de son exploration.
Les objets personnels sont particulièrement puissants pour humaniser les mondes fictifs. Une photographie de famille dans un portefeuille abandonné, un jouet d’enfant dans une chambre vide, ou des lettres d’amour jamais envoyées créent une connexion émotionnelle immédiate avec des personnages que le joueur ne rencontrera jamais. Dans Gone Home, bien que techniquement pas un monde ouvert traditionnel, chaque objet personnel découvert dans la maison familiale dévoile un fragment de l’histoire de Samantha, créant une narration environnementale particulièrement intime.
L’audio comme dimension narrative invisible
Si les éléments visuels constituent la part la plus évidente de la narration environnementale, la dimension sonore joue un rôle tout aussi fondamental mais souvent moins analysé. Dans les mondes ouverts, les paysages sonores (soundscapes) créent une couche narrative qui influence subtilement mais profondément notre perception et notre compréhension de l’univers virtuel.
Les sons ambiants racontent l’histoire d’un lieu avant même que le joueur n’en perçoive les détails visuels. Dans S.T.A.L.K.E.R.: Shadow of Chernobyl, les différentes zones de la Zone d’Exclusion se distinguent par leurs signatures sonores uniques. Les zones fortement irradiées s’accompagnent de craquements de compteur Geiger et de distorsions audio inquiétantes, communiquant immédiatement le danger invisible des radiations sans recourir à des indicateurs visuels explicites.
La musique diégétique (présente dans l’univers du jeu) constitue un puissant vecteur narratif. Dans Grand Theft Auto V, les stations de radio ne sont pas de simples divertissements mais des fenêtres sur la société de Los Santos. Les publicités, commentaires des animateurs et sélections musicales dressent un portrait satirique du consumérisme américain et des tensions sociales, enrichissant la compréhension du monde par le joueur sans interrompre l’exploration.
Écologie sonore et narration spatiale
Les développeurs créent de véritables écosystèmes sonores où chaque biome possède sa signature acoustique. Dans Horizon Forbidden West, les différents environnements se distinguent non seulement visuellement mais aussi par leurs paysages sonores: le bruissement spécifique des herbes hautes dans les plaines, le clapotis de l’eau dans les marécages, ou l’écho particulier des ruines urbaines. Ces sons communiquent subtilement l’histoire géologique et écologique des différentes régions.
Les sons peuvent révéler des histoires cachées. Dans Bloodborne, les joueurs attentifs peuvent entendre des pleurs d’enfants ou des rires hystériques provenant de certaines maisons fermées de Yharnam, suggérant que des habitants se cachent encore derrière les portes closes, ajoutant une dimension narrative que l’exploration visuelle seule ne pourrait pas révéler.
La dégradation sonore raconte l’histoire du temps qui passe. Dans The Last of Us Part II, les systèmes audio des bâtiments abandonnés fonctionnent différemment selon leur état de préservation: certains haut-parleurs grésillent, d’autres sont complètement silencieux, d’autres encore produisent des sons distordus. Cette variation dans la qualité sonore communique subtilement l’histoire de la dégradation progressive de ces infrastructures.
Les enregistrements audio disséminés dans l’environnement constituent peut-être la forme la plus directe de narration environnementale sonore. Des journaux audio de BioShock aux holoenregistrements de Prey, ces fragments narratifs permettent aux développeurs d’insérer des récits personnels dans l’exploration sans recourir à des flashbacks ou des cinématiques. Leur emplacement est souvent significatif: un enregistrement final trouvé près d’un cadavre raconte silencieusement les derniers moments du personnage.
Le silence lui-même devient narratif. Dans Shadow of the Colossus, les vastes étendues désertes sont caractérisées par une absence presque totale de sons artificiels, communiquant l’isolement et l’ancienneté de ces terres abandonnées. Ce silence n’est pas un vide mais un choix narratif délibéré qui raconte l’histoire d’un monde précédant la civilisation humaine.
Vers des mondes qui se racontent eux-mêmes
L’évolution de la narration environnementale dans les mondes ouverts dessine une trajectoire claire: celle de la création d’univers virtuels toujours plus cohérents, où chaque élément contribue à raconter l’histoire du monde. Cette approche transforme profondément notre rapport aux récits vidéoludiques, favorisant une narration découverte plutôt qu’imposée.
Les avancées technologiques récentes ont considérablement enrichi les possibilités de narration environnementale. Les systèmes de végétation procédurale de Horizon Forbidden West permettent de raconter l’histoire écologique d’une région à travers la distribution précise des espèces végétales. Les systèmes d’éclairage dynamique de Metro Exodus créent des ambiances qui évoluent avec le temps, communiquant subtilement les changements d’atmosphère liés à l’histoire. La simulation physique des environnements dans The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom permet aux joueurs de lire l’histoire des cataclysmes passés à travers la déformation des terres flottantes.
Cette évolution s’accompagne d’un changement dans la posture du joueur, qui devient un archéologue virtuel. Les mondes ouverts modernes récompensent l’observation attentive et la déduction, transformant l’exploration en exercice d’interprétation active. Dans Elden Ring, comprendre l’histoire des différents royaumes requiert d’analyser l’architecture, les motifs décoratifs, et même la forme des armes trouvées dans chaque région, créant une expérience narrative qui respecte l’intelligence du joueur.
Vers des écosystèmes narratifs adaptatifs
L’avenir de la narration environnementale semble s’orienter vers des écosystèmes narratifs de plus en plus dynamiques et réactifs. Des jeux comme Dying Light 2 expérimentent avec des environnements qui évoluent physiquement en réponse aux choix du joueur, créant une narration environnementale personnalisée où le monde lui-même devient le reflet des décisions prises.
Les techniques d’intelligence artificielle commencent à influencer cette discipline. Des systèmes comme le Nemesis System de Middle-earth: Shadow of War permettent de générer des micro-récits environnementaux uniques pour chaque joueur. On peut imaginer que les futures générations de jeux en monde ouvert utiliseront l’IA pour créer des environnements qui s’adaptent dynamiquement pour raconter des histoires toujours plus personnalisées.
La narration environnementale repousse également les limites de l’abstraction narrative. Des jeux comme Journey ou ABZÛ, bien que moins ouverts que les exemples précédents, montrent comment des environnements peuvent communiquer des récits complexes sans aucun texte ni dialogue, uniquement à travers des symboles visuels, des motifs architecturaux et des progressions musicales.
Cette approche narrative représente peut-être la forme d’expression la plus spécifique au médium vidéoludique. Contrairement au cinéma ou à la littérature, elle repose entièrement sur l’exploration active et l’interprétation personnelle du joueur. En ce sens, la narration environnementale constitue non seulement une évolution technique mais une maturation artistique du jeu vidéo, qui développe un langage narratif qui lui est propre.
L’avenir des mondes ouverts semble ainsi se diriger vers des univers toujours plus cohérents et expressifs, où chaque élément, du plus monumental au plus insignifiant, contribue à raconter l’histoire d’un monde. Des mondes qui, littéralement, se racontent eux-mêmes.
